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mardi 26 juin 2012

"To be, or not to be" (Nouvelle)



“To be, or not to be”

I

J’ai déjà raconté cette histoire à plusieurs reprises. La dernière fois, c’était au café, avec une ancienne camarade de lycée devenue cinéaste. Elle me dit, enthousiaste, qu’il faudrait en faire un film, que ça donnerait un court-métrage formidable. Il fut convenu que nous l’écririons ensemble. Mais nous ne nous revîmes pas. Et puis, tout à l’heure, à l’occasion d’un échange de textos, elle me glissa, mine de rien : « Je suis en train de travailler avec une amie sur la rédaction du scénario de ce qui t’est arrivé avec tes frères il y a quelques années en banlieue ». Je ne répondis pas. J’étais piqué au vif. J’avais le sentiment qu’on me volait une partie de ma vie.
J’avais déjà eu envie de raconter cet épisode sous forme de courte nouvelle, mais je n’avais jamais trouvé le temps ou l’énergie pour le faire. Je m’étais contenté le narrer à l’oral à la façon d’un conteur africain. « L’écrit peut attendre », me disais-je, « j’ai le temps ». Je suis de nature paresseuse. Je pensais que tout était bien à l’abri dans ma tête, en sécurité. Je n’imaginais pas un instant qu’un de mes amis puisse trahir ma confiance en s’appropriant mon vécu.
Son texto changea la donne.
Elle voulait me déposséder de moi et scénariser ma vie pour en faire son œuvre. Dès la lecture du message, je compris que si je voulais rester maître de mon histoire, j'allais devoir l’écrire le premier. C’est ainsi que tout commença.

II

J’ai toujours vu la littérature comme un sauf-conduit permettant de traverser les frontières et d’accéder à des mondes nouveaux. Pouvoir de l’imagination : cette « Reine du réel », comme disait Baudelaire, qui fait de nous des créateurs, à l’image de Dieu, et des voyageurs, à l’image d’Ulysse.
Instrument protéiforme, j'ai toujours conçu la littérature comme quelque chose qui protège aussi. Et depuis l’enfance, j'aime à croire que tout livre est un bouclier.
Je n’imaginais pas à quel point tout cela était vrai, jusque dans les trous les plus perdus de nos villes, jusque dans les situations les plus saugrenues.

Il y a quelques années, sous le coup de l’ennui, n’ayant plus rien à me mettre sous la dent, ou plus exactement « sous les yeux », j’ai repris mes vieux bouquins de théâtre : Molière, Cyrano, Giraudoux, Guitry, etc.
Je n’ai jamais été très théâtre. J’envisageais le genre comme la chasse-gardée d’une sorte de bohème bourgeoise coiffée de dreads-locks, avide de s’exhiber sur les planches. J’assimilais les acteurs à ces chanteurs de rue en mal d'égo qui aiment faire du bruit pour qu’on les regarde eux, reléguant le texte ou la musique qu'ils interprètent au statut de piédestal personnel. J’étais peu enthousiaste. C’est comme si le théâtre n’était pas vraiment de la littérature.
Je me mis à feuilleter les livres doucement, du début à la fin, de la fin au début, comme j’aime à le faire pendant quelques minutes avant de me lancer dans une lecture - un peu à la façon d’un général qui scrute ses troupes et le champ de bataille avant de se lancer au combat.
La disposition graphique et la forme visuelle des dialogues me rappelaient, de loin, la poésie dont je suis fou. Ce fut suffisant pour que je me lance.
Et je me suis pris au jeu.
La relecture de ces pièces, quelques années après le lycée, sans être accablé par les chaînes du devoir et la perspective de notes à venir (que j'ai toujours envisagées comme des coups de fouets par anticipation) a été particulièrement jouissive. Elle avait le goût du « je » et de la liberté. Elle m’a fait réaliser à quel point la littérature – toute forme de littérature – est d’abord oralité.
Ces textes, comme tous les autres au fond, n’avaient de sens que lus à voix haute, avec le ton, mis à l’épreuve de l'oralité. Je me sentais comme un musicien qui, après avoir lu ses partitions en silence, enfermé dans une pièce noire pendant de longues années, joue enfin de son instrument. Les mots déployaient leurs ailes, les personnages prenaient corps : ils devenaient réels, vivants. J’étais habité par d’autres que moi !
J’appliquais rapidement la méthode à la poésie, prêtant ma voix aux auteurs qui s’incarnaient en moi. Je laissais leurs vers vibrer dans ma bouche, ressentais leurs sentiments à travers leurs mots. Je prolongeais la théâtralité jusque dans les romans que je pris l’habitude de lire à voix haute, modifiant ma voix pour pouvoir être alternativement narrateur et personnage ; bon ou mauvais, homme ou femme, vieux ou enfant. J’appris à être un autre : à être tous les autres.
J’appris aussi à donner du plaisir avec ma voix. Je lisais pour autrui, avec autrui. J’appris à maîtriser mon timbre, mon phrasé, mon rythme de lecture, mon intonation.
Rapidement, j’embarquais mes frères dans ma petite aventure. Je leur proposais de lire des pièces de théâtre ensemble, en se donnant la réplique. Ils ne furent pas difficiles à convaincre.
Ils étaient curieux de nature, aimaient lire : c’était le moyen pour eux de visiter tous les grands classiques européens de façon ludique, joignant la profondeur des lectures solitaires au plaisir du partage en groupe. La lecture collective n’empêchait pas la relecture, n’en déplaise au einmal ist keinmal de Kundera. Lire ensemble ne gâchait rien.
Nous commençâmes par un grand classique shakespearien, Hamlet, achetant chacun une édition bilingue différente afin d’avoir accès à des traductions multiples, que l’on pourrait confronter les unes aux autres, et au texte original - qui est toujours resté, pour moi, d’une obscurité totale, n’ayant qu’une connaissance trop superficielle de la langue anglaise. Nous voulions avoir une idée des distorsions infligées au texte par la main des traducteurs.
L’effet était bizarre, mais très agréable, et donnait lieu à de longues conversations concernant la traduction la plus juste et la plus mélodieuse.

III

Un dimanche matin, mes frères et moi fûmes amenés à nous lever tôt pour aller à une réunion familiale chez notre père.
Mon père ne vivait plus à Paris depuis quelques années. Il avait acheté une vieille villa d’apiculteur du XVIIIe siècle en banlieue, au fin fond du Val-de-Marne, à l’orée de la forêt domaniale de Santeny.
Sa vieille maison fissurée ne ressemblait à rien : le rez-de-chaussée, en ruines, servait d’entrepôt pour de vieilles marchandises, vaisselle, tableaux. Le premier étage, réaménagé, mêlait la simplicité de la peinture blanche et du lino appliqués en coup de vent au kitch de la déco des années Trente. Le papier peint fleuri alternait avec des couleurs improbables. Et les carreaux de faïence rouges au sol s’effritaient sous nos pas.
Le hangar, qui dominait la maison, était monstrueux, avec son toit en taules, son laboratoire abandonné, ses ruches ruinées, ses meubles en bois noirs de poussières, dévorés par l’oubli.
Sur la gauche, le jardin mal entretenu, dont le mur menaçait de s’effondrer sur la rue, était parsemé de choux et de patates, réminiscences des origines rurales de mon père.
Les pavés de la cour d’honneur étaient défoncés, la plaque indiquant le nom de la villa avait été volée.
Mon père avait installé des poules, des canards, des lapins et un pigeonnier sous le hangar : la volaille allait d’un côté à l’autre de la cour, contournant les tas de gravats et de ferraille ramenés des chantiers. Tout était crotté et immonde.
La première fois que ma cousine Mélanie avait mis les pieds dans ce résidu d’édifice noble du Grand Siècle français, elle avait dit, surprise : « Oh, ça sent le Portugal ! ».
La villa était aussi délabrée et en mauvais état que mon père, qui était lui-même aussi délabré et en mauvais état que son pays, le Portugal.
Santeny, ce n’était pas chez nous. C’était chez lui. Il n’y avait pas de place pour nous là-bas. Tout le disait dans la disposition de la maison. Les placards et les meubles étaient pleins de ses affaires ou de vêtements récupérés qui ne serviraient jamais à personne. La seule pièce que l’on pouvait fermer à clé était la chambre parentale. Toutes les autres étaient des lieux de passage. Impossible d’aller dans une chambre sans passer par une autre. En guise de lien au monde, un petit poste télé dans le salon et un vieux radiophone dans la cuisine. Rien de plus. Pas de téléphone, pas d’Internet. La propriété était murée. Et la maison était parsemée de vieilleries : fusils de la Seconde Guerre Mondiale, postes radios anciens, générateurs hors d’usage, correspondance de jeunesse, collections de pipes, résidus de prospectus et de papier toilette cumulés pendant des décennies par les anciens occupants. Seul un des trois toilettes fonctionnait. Mon père s’était aménagé une salle de bain, supprimant tous les autres lavabos de la villa.
C’était la maison paternelle, plus que la maison familiale. Le reste de la famille vivait à Paris, dans le 7ème.
Nous avions l’habitude de nous réunir dans cette vieille ruine pour tous les grands évènements familiaux : cérémonies religieuses, anniversaires, Noël ou Pâques.
Mais je trouvais ces réunions très tristes. Je m’y sentais seul, et mal.
Elles étaient empreintes de cette décadence et de cette dépression dans lesquelles je sentais s’enfoncer mes parents, ma famille, et tout mon peuple depuis que j’étais petit.

IV

Ce dimanche, il s’agissait, je crois, d’un anniversaire.
Il n’y avait pas d’invités extérieurs à la famille, si bien que nous nous étions habillés comme des cochons, à l’arrache : mes frères avaient mis de vieux tee-shirts trop larges, des jeans carottes, de vieilles polaires décathlon bas-de-gamme, avec des baskets trouées. Quant à moi, j’avais opté pour le jogging bleu-marine des années quatre-vingts, et j’étais le plus mal rasé. J’avais une vraie barbe de clochard et les cheveux gras.
Nous étions engourdis. Nous avions la vingtaine. Nous ne ressemblions à rien.
C’était le « relâchement dominical », avec sa tenue d’ermite, qui n’a pas vocation à être vu des autres dans le 7ème, mais qui s’accordait assez bien avec l’aspect pitoyable de la maison de mon père qui ne nous donnait pas envie de faire d’efforts. Nous étions revêtus de l’uniforme des paumés.
Seule notre diction bourgeoise et notre vocabulaire trop précieux trahissaient le fait que nous ayons été scolarisés dans des établissements huppés. Nous prîmes soin d’embarquer nos « Hamlet » dans nos sacs à dos vides, afin de lire pendant le trajet, et nous partîmes.
Arrivés à Châtelet, nous nous rendîmes compte qu’aucun de nous n’avait pris l’argent pour acheter les billets de Transilien, comptant tous les uns sur les autres : « J’ai pas d’argent moi ! Je croyais que tu ramènerais du fric ! ».
Raclant le fond de nos poches et mutualisant nos ronds de bronze, nous avions de quoi acheter deux billets sur quatre. La fraude était notre seul recours. Nous passâmes l’oblitérateur deux par deux, en prenant soin de ne pas nous faire voir par les vigiles, et nous entrâmes dans le RER à moitié vide.
J’ai toujours aimé le RER. Il ressemble à ma vie : il traverse tous les milieux sans y rester. Il est la seule infrastructure qui lie les quartiers riches du centre parisien à la toile urbaine pauvre de la couronne où vivent les émigrés.
Alors que le train s’enfonçait doucement dans la banlieue, dans les grandes cités d’abord, puis les villages résidentiels gris-verts des grandes plaines d’Île-de-France, nous lisions Hamlet.
L’un jouait Horatio inquiet, l’autre Hamlet furieux, l’autre Ophélie avec sa voix de fillette éplorée, l’autre le Spectre grave.
Le texte nous permettait de nous extraire du balancement triste du train, de n’être pas que des vaches dans un wagon à bestiaux. Nous étions au Danemark, au Moyen Âge.
Je savourais la qualité de la langue, incantatoire. Nous ne parlions pas fort, mais les gens autour de nous, d’abord surpris et intrigués, s’efforçaient de suivre la trame de la pièce – vraiment remarquablement écrite – avec un petit sourire. Shakespeare s’invitait dans un train de banlieue par le biais de quatre frères mal habillés et mal rasés.
La représentation chuchotée dura quarante minutes, le temps du trajet, puis nous sortîmes à Boissy-Saint-Léger, nos bouquins dans nos sacs.

V

Dès que nous posâmes le pied dans la gare, nous sentîmes que l’espace n’était plus le même. Nous étions de retour en France, au XXIème siècle. L’air était plus frais, plus humide. Le paysage, mélancolique, était habillé comme nous : sans goût. C’était une gare de campagne, en milieu semi-rural : l’horizon dégagé était transpercé par la cime des arbres, émaillé de poteaux de fils électriques à haute tension, de tours HLM isolées, logements de pauvres répugnants. La gare elle-même, pourtant bien entretenue, me faisait penser à une sorte de friche industrielle. Ça n’avait pas d’âme.
Nous nous mîmes à longer le quai et à marcher vers la sortie, bavardant deux par deux. David et Pedro avançaient cinq mètres devant, parlant, agitant les bras. De temps en temps, Pedro se tournait vers nous et répétait en riant : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ! ».
Jorge et moi suivions, en causant, les mains dans les poches. Nous descendîmes des escaliers qui menaient à un couloir souterrain qui permettait de traverser les voies et de remonter vers la sortie. Je me dis, en le traversant, que ce genre de couloir sombre et bas couvert d’urine dans les coins ne peut être le théâtre que de choses tragiques la nuit, comme des agressions ou de viols.

Certaines constructions sont disposées ou éclairées de telle façon qu’elles n’inspirent que de choses mauvaises. Ce sont des cages pour fauves.
Et le décor crée la bête.

Nous remontâmes. Levant la tête, nous aperçûmes les néons et le plafond propre du hall d’entrée de la gare, qui donnait sur la ville. Notre père devait nous attendre dans la voiture, dehors.
Mais alors que Pedro et David arrivaient en haut des marches, Pedro fit demi-tour en pivotant sur son pied dans la lumière claire des néons, d’un coup, et redescendit rapidement vers nous l’air très sérieux, sans s’arrêter. Il murmura : « Les flics ! », suivi immédiatement par David. Il sur-articula plusieurs fois ces deux mots sans les dire vraiment, en nous regardant dans les yeux afin d’être certain d’être bien compris. Nous le scrutions, surpris, lisant sur ses lèvres.
Jorge et moi fîmes demi-tour immédiatement sans réfléchir et nous leurs emboitâmes le pas alors qu’ils accéléraient. Tout de suite, nous entendîmes des bruits de portes métalliques et de pas lourds en haut. Des gens couraient. Ils venaient derrière nous.
Arrivés dans le couloir sombre, nous nous mîmes à courir tous, haletants, sans trop savoir où nous allions. Nous ne connaissions pas la gare. La banlieue n’était pas notre élément. Et il me vint assez vite à l’esprit que toute la gare devait être grillagée, et que nous étions faits comme des rats. Courir ne nous permettrait que de gagner du temps, mais nous finirions par être pris.
Nous allions devoir payer une amende pour la fraude.
Je sentais l’adrénaline monter.
Nous remontâmes vers le quai, courant sans savoir où aller. Nous ralentîmes par dépit. Et d’un coup, les policiers qui nous suivaient arrivèrent à notre hauteur.
Ils nous planquèrent contre le mur. Nous étions immobilisés physiquement. On nous écarta les bras, les jambes. On nous fouilla en nous disant : « Bouge pas ! ». Les agents étaient tendus et sérieux. Leurs gestes étaient rapides et précis, ne souffraient aucune contestation. Les évènements allaient si vite que nous n’avions pas le temps de penser. Juste de voir.
On nous retourna, demandant d’enlever et d’ouvrir nos sacs. Jamais nous n’avions eu à faire à la police. Nous avions l’air hagard de celui qui se fait prendre en ayant quelque chose à se reprocher mais sans trop savoir quoi. Tout cela était disproportionné. Mais nous obéîmes.
Nos vêtements pourris, notre type méditerranéen basané, le fait que nous soyons quatre jeunes en fuite, tout cela nous donnait un air louche.
Bizarrement, je n’étais pas stressé. Je trouvais tout cela si incroyable que je restais en position de spectateur. Je réfléchissais surtout à comment justifier la fraude de façon suffisamment touchante pour échapper à la prune. J’étais dégoûté à l’idée de l’argent que nous allions devoir donner.
Une femme agent fouillait mon sac tandis que d’autres s’occupaient de ceux de mes frères. Ils sortirent des pulls, nos livres d’Hamlet. La femme regarda ses collègues qui tenaient les Shakespeare de mes frères en main, me tendit le mien, l’air éberlué, et me demanda, d’un ton surpris : « C’est quoi, ça ? »
Je lui expliquai que nous avions tous acheté une version différente d’Hamlet de Shakespeare afin de pouvoir nous donner la réplique en appréciant les différences de traduction, et que nous avions profité du long trajet depuis Paris pour poursuivre nos lectures. Les policiers se regardèrent, étonnés.
Notre façon de parler et nos propos les décontenançaient.
L’un d’eux nous demanda : « Mais le matos ? Il est où le matos ? ». Nous nous regardâmes à notre tour : « Le matos ? Mais quel matos ? ». « Bah le shit ! ». Ils nous avaient pris pour des petits dealers de banlieue alors que nous n’étions que de pauvres fraudeurs. Nous lui dîmes avec une évidente sincérité : « Mais on n’en a pas ! » « On vient de Paris pour aller à un déjeuner d’anniversaire chez notre père qui vit ici. » « Mais on ne fume pas. »
Les policiers nous regardèrent. Ils regardaient nos livres l’air éberlué. Leur comportement avait commencé à changer dès qu’ils avaient vu les livres. Abandonnant le tutoiement, l’un d’eux nous demanda : « Mais pourquoi vous vous êtes enfuis ?... Redressez-vous monsieur. ».
Pedro répondit : « Bah, parce qu’on n’avait que deux tickets pour quatre. On a oublié l’argent à la maison et on a été obligés de frauder à Châtelet ». D’un coup, un même sentiment traversa le groupe d’agents qui se détendit manifestement. Ils se mirent à rire : « Ahhh ! C’est pour ça ? Mais c’est rien, ça ! »
Ils nous rendirent nos livres, nos sacs, réajustèrent nos vêtements froissés par le contrôle et commencèrent à nous mener vers la sortie, détendus. Ils nous parlaient cordialement, comme à de bons petits gars.
Pendant plusieurs minutes, je m’attendais à ce qu’ils nous collent tout de même une contravention pour non-présentation du titre de transport. Au bout d’un moment je compris qu’ils s’en moquaient. Je trouvai cela incroyable.
Lorsque nous arrivâmes en haut des marches où Pedro avait fait demi-tour quinze minutes plus tôt, les policiers contournèrent les oblitérateurs par des portes latérales qu’ils ouvrirent avec des clés spéciales. Ils les gardèrent ouvertes afin que nous puissions tous passer sans avoir à sauter par-dessus les tourniquets. Du statut de fraudeurs apeurés, nous étions passés à celui d’hôtes sympathiques.
Ils nous souhaitèrent une bonne journée en nous saluant de la main, tout sourire, de loin, alors que nous sortions de la gare. Notre père nous attendait dehors dans la voiture, de l’autre côté de la rue.
C’est ainsi que finit ma petite histoire.

VI

J’ai raconté tout ça à ma camarade cinéaste dans le cadre d’une conversation sur les frontières entre milieux sociaux. Je lui avais dit que de mon point de vue, la littérature est un passe-droit qui permet de transcender les barrières de classe.
La lecture enrichit le vocabulaire, ce qui suscite le respect. Elle ouvre de nouveaux horizons aux êtres de toutes origines, ne discrimine pas. Elle intègre et francise sans dénaturer.
Elle permet de dépasser une apparence misérable. Et à ce titre, un flic qui contrôle un groupe de jeunes habillés comme des racailles leur montrera plus de respect si lesdits jeunes ont du Shakespeare dans leurs sacs et surtout dans leurs têtes et dans leurs bouches.
C’est aussi ce passe-droit qui m’aura permis de récupérer ce qui m’appartient, c’est-à-dire mon histoire.
Une course contre la montre s’était engagée il y a trois heures. Il s’agissait pour moi de ne pas être que le personnage d’un scénario écrit par un autre, mais de rester l’auteur de ma vie, jusque sur le papier, jusqu’ici, jusqu’à vous.
Je dédie cette nouvelle à celle qui a essayé de s’en approprier le fond, et qui m’a fait accoucher de ces mots sans le vouloir.
Le défi prend fin avec le point final que je m’apprête à poser. Faisant écho à Malraux, il montre que la littérature donne des armes à qui a « assez d’idées pour qu’on puisse les lui voler sans lui nuire. »

                                                                                  Paris, le 26 juin 2012
                                                                                         A. de O. Brites